26. L’Amour est une région bien intéressante

à Elsa

Elle m’as tendu un bouquin tout noir, tout court, comme le café qu’on était en train de boire. Ça allait me plaire, c’était sûr, c’était vraiment un truc pour moi, et puis, on ne croirait pas comme ça, mais c’était drôle, enfin drôle comme un docteur russe en voyage au dix-neuvième siècle. Pas hilarant, mais drôle tu vois, un peu ton genre. Ça s’appelait « L’Amour est une région bien intéressante » et c’était la correspondance d’Anton Tchekov lors de son voyage sur l’île Sakhaline en avril 1890. Et donc apparemment, c’était fait pour moi, c’était noir, court et sucré comme le café, et ça me ferait voyager aussi sûrement que nos retrouvailles.

Nos retrouvailles avec Jeanne, c’était toujours l’occasion de convoquer la grande famille des absents et des lointains. Alors sans faire de distinction elle convoquait les grands écrivains, les artistes qu’elle aimait et qui étaient pour la plupart mort depuis longtemps, mais aussi tous les potes de la fac, les perdus de vue, ceux que je me suis promis de rappeler sans faute aujourd’hui et ça fait déjà bien quatre ou cinq mois. Je n’ai jamais eu le courage de Jeanne pour entretenir des relations longue distance. Disons que j’ai l’amitié en circuit court et la littérature plutôt contemporaine.Mais elle, elle a les yeux là où elle a le cœur, alors la distance ou la durée, ça ne lui fait pas peur. Brel disait : il y en a qui ont le cœur si vaste qu’ils sont toujours en voyage. Il a dû rencontrer Jeanne.

Alors devant le café, je m’ouvre au lointain. J’écoute Jeanne me dire que Tchaïkovski aimait Shakespeare. À tel point que ses dernières volontés furent de jouer dans Hamlet dans le rôle du crâne. Hélas pauvre Yorrick ! Je l’ai bien connu Horatio. J’ai aussi bien connu Pierre qui en ce moment crève d’amour pour les beaux yeux de Clémence qui entre-temps est devenu Clément, et ça ne change rien pour Pierre, mais ça change tout pour Clément, et donc tu comprends, c’est beau. Mais comme tout ce qui est beau, c’est un peu compliqué.

Léger point de dissension dans la conversation, parenthèse pour exprimer mon désaccord, parce que c’est vrai, des fois, c’est beau quand c’est simple, non ? Mais mes objections n’entrave pas la bonne marche de la grande parade, et j’apprends que, d’après elle, Garcia Marquez avait raison à propos de l’amour, que c’était un peu comme le choléra, quand ça te prenait, ça te rendait tremblant fiévreux et ça te filait la chiasse

Je ne reconnaîtrais plus Justine, paraît-il. Elle avait abandonné en premières années de master pour faire junkie à plein temps, une vocation de spectre plus cholérique qu’amoureuse à mon avis, et elle errait de coloc en coloc. On l’hébergeait à tour de rôle pour dépanner, pour ne pas la laisser tomber. Mais comme souvent dans ce genre de chute, à un moment, tu lâches pour ne pas tomber avec. Enfin, je ne sais pas, c’est peut-être moi, le lâche. En tout cas, elle s’en est sortie, elle vit maintenant en communauté où on pratique l’amour libre et la sobriété heureuse, mais j’évite de demander ce qui est le plus antinomique des deux. Jeanne n’aime pas les sarcasmes, sauf chez les Russes du XIXe siècle, qui ont le droit parce qu’ils ont l’âme slave, et le corps six pieds sous terre.

Marc et Juliette ont eu leur troisième gamin, Kevin s’est lancé dans une traversée de la France en solitaire et Tchekhov se bourre la gueule avec des paysans sibériens. Sylvain commencera bientôt un nouveau boulot et il appréhende parce qu’il a couché avec sa patronne, mais ce n’est pas bien sérieux. En tout cas c’est ce qu’elle pense. Elle pense aussi que Boulgakov était sûrement très amoureux de Marguerite, parce que sinon, il ne l’aurait pas écrit comme ça. Gaël vit une histoire passionnelle et passionnante avec quelqu’un que personne n’a jamais vu, puisqu’ils ont décidé de ne s’aimer qu’en voyage, et chaque fois dans un pays différent. Ce mystère lui donne un peu d’épaisseur, mais Jeanne s’interroge, l’amour peut il s’affranchir d’un quotidien ?

Et moi je tangue, et je me laisse bercé par ces noms, ces dates, ces nouvelles plus ou moins anciennes, quand soudain je remarque une main posée sur l’épaule de Jeanne. Une main qui n’appartient ni à Tchekov ni à un autre pote du lycée. Elle appartient à un grand type brun, avec un sourire qui ferait pâlir une pub de dentifrice. Puis le sourire embrasse Jeanne et me tend son autre main que je saisis un peu machinalement. Et je me rends compte que si Jeanne me raconte toutes les histoires du monde, je ne sais finalement rien de la sienne.

J’imaginais que Jeanne vivait entre le silence des bibliothèques et le fracas des routes, un œil sur une page et l’autre sur l’horizon, et je ne peux m’empêcher de m’étonner que le premier sourire venu puisse poser la main sur son épaule.

J’apprends que le sourire à un prénom, fort banal, et inintéressant, je m’empresse donc de l’oublier. Mais la convenance me pousse à leur demander les circonstances de leur rencontre, et là, c’est drôle, je vais rire, ils se sont rencontrés en se heurtant dans la rue, parce que chacun était tête baissée en train de lire en marchant, alors forcément ça fait des sujets de conversation. Il lisait Tous les noms de Saramango et elle le Siddhartha de Hermann Hesse. Ils s’étaient heurtés, avaient souri de la situation, avaient échangé trois mots qui étaient vite devenus 1800 pages, ils avaient défendu leurs bouquins respectifs avec force et véhémence, et finalement c’est comme ça qu’une histoire commence. Moi à ce moment là de leur rencontre, je lisais probablement le dos de ma boite de céréale, ce qui aide moins à rencontrer des gens dans la rue, mais sert à découvrir l’existence de l’acide ascorbique, qui n’est rien d’autre que de la vitamine C, et c’était un peu décevant même si ça rehausse le goût des céréales. C’est bien pour ça que je ne lis pas tellement .

Le sourire au prénom banal ne sait probablement pas ce qu’est l’acide ascorbique, mais il en connaît un rayon lui aussi sur Tchekov, Shakespeare et Louis, qui arrivait toujours en retard en cours, mais qui maintenant travaille pour le bureau international des poids et mesure, à l’entretien de l’horloge atomique, ce qui est drôlement pratique quand on veut avoir l’heure. D’ailleurs, en parlant d’heure, je ne vais probablement pas tarder, je ne voudrais pas vous déranger, ah je ne vous dérange pas, bon très bien, reprenons un café alors, tu me raconteras comment Louis s’est retrouvé à faire l’horloger atomique, sûrement pour rendre fier son père qui vendait des chaussures de luxe, bien que le rapport entre les deux ne soit pas d’emblée évident.

Le sourire se crispe un peu, il aurait eu envie d’y aller, d’accord un café, mais on ne tarde pas trop, tu te rappelles, on va manger chez ma mère ce soir, et j’éprouve une joie secrète quand Jeanne hèle le serveur entre deux phrases sur l’utilisation du paragraphe chez Flaubert, qui était son sujet de thèse, parce qu’il y a de quoi écrire des thèses sur l’utilisation du paragraphe chez Flaubert. Et je me demande, si j’avais moi aussi fait une thèse, sur le sarcasme russe du XIXe siècle, par exemple, est ce que ça aurait changé quelque chose ?  Est-ce que j’aurais vécu autrement qu’en essayant d’échapper à la vie, même si on ne peut jamais vraiment, ou alors c’est le suicide, mais ça nous renverrait encore aux Russes ou à Shakespeare, qui avait l’âme slave même si c’était pas encore à la mode. Pis soyons honnête Hamlet, c’est con comme la mort, il y a que les Russes pour écrire des trucs où l’on préfère la vengeance du père à l’amour d’Ophélie. Et sûr que ça fait des grandes tragédies, mais au fond, c’est comme l’acide ascorbique, Hamlet, rien d’autre que de la vitamine C.

Le sourire crispé a des gestes de tendresses, et ça m’agace un peu. Je ne suis pas jaloux, pas comme Eliott, tu te rappelles, qui avait alpagué l’officiel de son amante de l’époque pour lui casser la gueule, un jour qu’il était en proie avec le monstre aux yeux verts, et qui a fini par faire sa vie avec lui. Avec l’officiel, pas avec la jalousie. Comme quoi, il y a parfois des sources d’étonnement, et heureusement sinon on finirait tous par devenir russe. Non, je ne suis pas jaloux, mais je n’aime pas qu’on me malmène l’espoir en public, c’est humain non ?

Il est pourtant sympa, ce sourire. Il essaye même de s’intéresser. Alors quand il me demande, poliment « Et toi qu’est-ce que tu fais en ce moment? », je m’extirpe doucement de l’agréable torpeur, je chasse de ma tête la litanie de tous ces noms et je m’entends répondre qu’en ce moment, j’essaye d’écrire un livre. Toi, un livre ? Réponds Jeanne. Oui moi, un livre. Après tout y a de quoi faire, et je suis complètement d’accord avec Tchekhov. C’est vrai que l’amour est une région bien intéressante.

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