Catégorie : Bradbury

  • 9. Le problème avec Ryan Gosling

    9. Le problème avec Ryan Gosling

    Le problème avec Ryan Gosling

    • Le problème avec Ryan Gosling, c’est que je n’arrive pas à croire qu’il existe. Pourtant j’ai vu des films avec lui et tout, mais rien à faire, je n’arrive à l’imaginer dans la vie. Je sais pas genre en train de bouger, en train de sourire, en train de manger. Je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que ce mec n’est qu’une image. Tiens, rien que sa voix, je n’y arrive pas. Je veux dire, je sais qu’il parle, je sais que des mots sortent de sa bouche, je sais qu’il dit des répliques, je comprends le sens des phrases, je comprends le rôle dans le film, tout ça mais je n’arrive pas à croire qu’il parle. Je ne lui entends aucune voix, si te veux. Pourtant, je l’ai entendu chanter dans Lalala land, et même pas très bien j’ai trouvé. Je peux même dire que je préférais quand il chantait mal dans Blue Valentine. Je peux avoir un avis sur la voix de Ryan Gosling, je peux choisir, préférer. Mais je n’arrive pas à l’entendre quoi. Quand je pense à Ryan Gosling, c’est un peu vide. C’est étrange non ? Qu’est ce que tu en dis toi ? T’en parlerais au psy à ma place ?

    Il avait dit ça nonchalamment, ni par inquiétude, ni par ennui, mais sincèrement, juste comme ça, pour avoir l’avis de l’autre. L’autre qui, l’air de rien, pour pas déranger, commençait gentiment à trépigner, et à penser à autre chose, parce que c’est vrai, il y a autre chose à penser dans la vie qu’à l’existence ou non de Ryan Gosling après tout, il y a les projets à avancer, les rendez-vous à honorer, les pulsions à combler d’une manière ou d’une autre et tout le bordel de la sociabilité, et on sait bien que tout le monde se fout de Ryan Gosling, ce n’est même pas une pensée pertinente mais on veut rester poli, alors on écoute. Et on incline la tête comme par assentiment, mais en réalité, c’est une supplique pour abréger la conversation.

    • Tiens, c’est pas pour enfoncer le clou, mais genre, le gars il a toujours, mais toujours la même tête. Et tu sais le pire dans cette histoire ? C’est que je comprends pourquoi ça m’obsède autant. Je n’ai même pas d’avis sur Ryan Gosling, je m’en fous. Qu’est-ce que ça peut bien me faire au fond que Ryan Gosling existe ou non ? Rien, absolument rien. Et pourtant, j’y pense, j’y pense parce que je me dis que ce gars a des collaborateurs, des gens avec qui il travaille, des amis avec qui il boit des coups, enfin des gens quoi. Mais je n’y arrive pas. Y a comme une espèce de blanc. C’est vraiment étrange. Je pense que c’est parce que l’autre jour, on a reçu un texto. C’était l’ancien psy qui voulait que je lui laisse une note et un avis sur Google à propos de mon chemin thérapeutique avec lui, et je me suis demandé : qu’est-ce qu’on peut bien laisser comme avis sur son psy ? Je veux dire, c’est étrange non ? C’est vachement intime ce qu’on raconte à un psy, du coup, impossible de m’imaginer un avis à laisser. Ou si. Mais alors des avis comiques du genre : « Analyse basée sur la méthode win/win. Je soigne ma dépression en comblant ses besoins narcissiques ». Ou encore un grand message blanc avec écrit en bas en tout petit : « A réussi à me redonner confiance en moi ». Je trouvais ça hyper drôle. Puis j’ai évité de le poster parce que j’avais peur qu’il m’appelle pour m’engueuler et pour me rappeler que l’humour était un mécanisme de défense pour tenir les autres à distance. Et en songeant à ça, je me suis dit que décidément je m’empêchais de faire plein de trucs par culpabilité, parce que, s’il faut, il aurait trouvé ça drôle en fait. Je présuppose beaucoup des réactions des gens, tu trouves pas ? D’ailleurs, c’est lui qui m’a ouvert les yeux à propos de ça, alors forcément, je voulais plus me moquer. J’ai pensé à cet avis tout blanc, et c’est là que j’ai dû commencer à me rendre compte que cette absence d’idée, ben c’était exactement ça, le problème avec Ryan Gosling. Enfin, tu comprends ça, j’imagine.

    Bien entendu que l’autre comprenait ça. Ça faisait des années qu’il le comprenait bien. Il comprenait ça tellement bien qu’il ne comprenait pas pourquoi il était en train de s’infliger ça. Pourquoi s’encombrer la tête avec Ryan Goslin alors que la vie est vaste après tout. Il est mille chemins inexplorés, mille incertitudes à affronter, mille espoirs et mille doutes à traverser. Plutôt que de rester sur cette histoire d’absence, il faudrait se lever, pour aller affronter tout ça à nouveau, pour se retirer Ryan Gosling de la tête. Haut les cœurs, courage au ventre et sonnons la charge, bordel de merde. Mais non, faut rester là, à l’écouter délirer sur les notions de vide et d’existence d’un acteur dont il n’a vu au fond que deux ou trois films. Alors, tu comprends, la vraiment je peux plus rester, il est temps pour moi d’y aller, c’est comme ça, je dois prendre mon tour quoi, on va pas passer la nuit là-dessus.

    • Oui bien sûr, excuse-moi je te mets pas en retard, mais comme ça me trotte, j’ai besoin d’en parler pour m’en débarrassé tu comprends. Je sais bien que tu n’as pas le temps, que pour toi tout ça ça recommence, mais faut prendre du temps aussi parfois pour du futile. Pour les interrogations de nulle part, c’est peut-être là-dedans que parfois né l’imaginaire, tu ne crois pas ? Non bien sûr, tu crois pas à ça toi, trop rationnel, trop dans tes plans, dans tes organisations. Regarde-moi, tout rempli de culpabilité et de mise à distance de l’autre, bien sûr que j’ai commencé comme ça. Mais tu as beau tout organiser bien avec des post-its de couleur et des effaceurs de stabilo, ben tu te retrouves fatalement par t’interroger sur l’existence de Ryan Gosling. Qu’est ce que tu veux que je te dise. Ça te paraît pas incroyable, ce milliard de choses futile qui te traverse la tête. Tu crois pas que y a quelque chose là-dedans. Un truc dont tu pourrais peut-être parler à ton nouveau psy. Tu pourrais lui demander à lui aussi s’il veut un avis, tiens ! En espérant que deux avis positifs ne font pas un avis inconscient. Non tu peux pas comprendre c’est des blagues de mathématicien-psychanalyste. Oui d’accord, moi non plus je sais pas ce que ça veut dire mais je suis pas mathématicien-psychanalyste. Je suis même pas sûr que ça existe vraiment. Pourtant ça ferait un métier du tonnerre. On psychanalyserait les nombres et les chiffres. Le 8 là, qui est probablement un maniaque. Le 4, pervers narcissique. Et le sept… un névrosé de première. Sans parler du zéro. Bref, je sais pas te le dire autrement, mais c’est ça, le problème avec Ryan Gosling.

    La plupart du temps, je ne pense pas à Ryan Gosling. Oui, mais parfois mon dimanche soir parle avec mon lundi matin.

  • 8. Technicolor

    8. Technicolor

    Vert carmin
    Rouge bouteille et jaune souris
    Le matin
    J'veux pas voir le monde en gris
    J'imagine
    Sentir tes soupirs rougir
    Toi, sanguine
    Moi, daltonien du désir
    
    J'ai encore des éclats
    De couleurs mais parfois
    Le temps s’essouffle et s'éteint
    Blanche est la chevelure
    Dans les premières fêlures
    Du grand miroir d'étain
    
    Le soleil
    Qui caresse ton visage
    Or vermeil
    Un rayon rate son virage
    Et me touche
    Dans l’œil, il me faut m'enfuir
    Sainte nitouche
    Moi, daltonien du désir
    
    J'ai encore des éclats
    de couleurs mais parfois
    Le temps s’essouffle et s'éteint
    Blanche est la chevelure
    Dans les premières fêlures
    Du grand miroir d'étain
    
    C'est étrange
    J'ai pas l'sens de l'esthétique
    J'suis orange
    Dans mes nuit blanches éléctriques
    J'suis perdu
    J'crois que je me sens bleuir
    J'suis écru
    Moi, daltonien du désir
    
    J'ai encore des éclats
    De couleurs mais parfois
    Le temps s’essouffle et s'éteint
    Blanche est la chevelure
    Dans les premières fêlures
    Du grand miroir d'étain
    
    Et j'éclate
    J'ai plus la notion de l'heure
    Écarlate
    J'vois mille et une couleur
    Apparaitre
    Me pigmenter le zéphyr
    Pour plus être
    Un daltonien du désir
    
    Fermer enfin les yeux
    Pour voir bien pour voir mieux
    les couleurs du dessin
    Prendre le temps encore
    D'voir en technicolor
    Et sans miroir d'étain
  • 7. La bande à Lucie

    7. La bande à Lucie

    Sur l'air de "La bande à Lucien" de Renaud 
     
     
    
     Ça fait quand même vach'ment bizarre
     De t'retrouver ma pote Lucie
     Tu dois t'faire chier au paradis
     C'est pour ça qu'tu es passée m'voir
     Tu sais depuis j'me suis calmé
     Je n'vais pas t'rejoindre tout de suite
     Car c'est fini pour moi les cuites
     ça tu t'en s'rais jamais doutée
     
    
     Et salut Lucie
     T'as l'bonsoir de la bande
     On a toujours les glandes
     Sans toi ici
     
     
     Franch'ment si tu voyais le boxon
     Comment c'est la zone en c'moment
     Si t'avais pas foutu le camp
     T'aurais eu d'quoi faire des chansons
     Parait qu'y a une navette sur mars
     Pendant qu'sur terre, certains n'ont rien
     Ah j't'ai pas dit pour Darmanin
     ça c'est vraiment une triste Farce
     
     
     Et salut Lucie
     T'as l'bonsoir de la bande
     On a toujours les glandes
     Sans toi ici
     
     
     J'ai plus de nouvelles de Tony
     Mon frangin s'barre au Portugal
     En pleine pandémie mondiale
     Isidore a pas mal grandit
     Avec Nico, on a vu Jeff
     Ah oui lui, tu l'as pas connu
     Pourtant c'est sûr qu'il t'aurait plu
     Enfin j'sais pas, c'est quand même Jeff
     
     
     Et salut Lucie
     T'as l'bonsoir de la bande
     On a toujours les glandes
     Sans toi ici
     
     
     C'est sûr on se voit moins qu'avant
     Mais on s'est vu mardi dernier
     On avait passé la soirée
     A r'gretter qu'on s'voit moins souvent
     On a tous de nouvelles excuses
     Desolé, je garde le gamin
     J'peux pas, je vois mon psy demain
     Pardon j'apprends la cornemuse
     
     
     Et salut Lucie
     T'as l'bonsoir de la bande
     On a toujours les glandes
     Sans toi ici
     
    
     
     Bon ben c'est l'heure moi je te laisse
     On se recrois'ra un d'ces jours
     J'dis au copains qu't'as dit bonjour
     Et je leur transmets tes tendresses
     Nous on dira du mal de toi
     Juste comme ça juste pour rire
     Pour pas s'emmerder à mourir
     C'est bien la preuve qu'on t'oublie pas
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
  • 6. Une Histoire

    6. Une Histoire

    Une Histoire

    À Sally… Et à Marième aussi un peu.

    J’ai voulu raconter une histoire. L’histoire d’un petit caillou tout pointu, tout pointu, qui rêverait d’être un beau galet tout rond pour faire des ricochets. Le caillou tout pointu rêverait de faire des ricochets, mais les autres cailloux lui ont dit « ben non tu peux pas faire des ricochets, tu es juste un caillou tout pointu, alors que pour faire des ricochets, il faut être un beau galet tout rond, les cailloux tout pointus comme toi, personne ne les prend pour faire des ricochets. Pour ça il faudrait que tu attendes, attendes que la pluie et le vent te lissent, te polissent, et délissent, faut que tu attendes que tes angles s’arrondissent si tu veux être un beau galet tout plat pour faire des ricochets. Alors le petit caillou, vous savez ce qu’il fait ? Et bien, le petit caillou, il attend.

    Non, m’a dit Sally. Non, ça, c’est trop triste. C’est dans longtemps, on sera mort. Alors, je n’ai pas raconté cette histoire.

    J’ai voulu raconter l’histoire de M.Amar qui à chaque fois qu’il revient du marché, fait dix pas puis pose ses sacs, s’arrête pour prendre son carnet, et note une idée. Et tous les gens qui le voient partir du marché, regardent monsieur Amar tous les dix pas, poser ses sacs, sortir son petit calepin, et noter une idée. Et les gens se demandaient : mais qu’est-ce que M.Amar, tous les dix pas, peut noter comme idée ? On ne lui connaissait aucune passion dévorante ni d’appétit littéraire. Mais chaque fois, avec ses sacs, tous les dix pas, crac, carnet. Un jour monsieur Amar est mort. Comme il n’avait pas d’enfant, les gens du quartier, curieux, ont aidé à débarrasser la maison dans l’espoir de retrouver les petits carnets de monsieur Amar pour savoir ce que tous les dix pas, crac, il notait. À vrai dire, on a fini par comprendre que M Amar les brûlait au fur et à mesure. Certains pensent qu’il s’agit probablement d’un chef d’œuvre, d’autres que M Amar avait simplement la sciatique et ne voulait pas le montrer aux gens du quartier. Mais ces gens-là ne connaissent rien à rien, ni à la littérature, ni à la sciatique et encore moins aux petits carnets.

    Non m’a dit Sally. Non quand on ne sait pas c’est frustrant. Il n’y a pas d’étincelle. Alors je n’ai pas raconté cette histoire.

    J’ai voulu raconter l’histoire d’un homme dans une chambre qui vivait avec un remords. Un immense remords. Il avait promis il y a longtemps, très longtemps à une fille dont il était amoureux de l’emmener au Portugal, à Viana do Castelo, et l’emmener sur la pointe la plus avancée. Il voulait faire tout ça parce qu’il avait promis qu’on pouvait voir l’Amérique depuis le Portugal. Et l’homme dans sa chambre contemple son remords, le voyage à Viana do Costelo qu’ils n’avaient jamais fait, alors c’était la fille qui était partie avec le temps, le temps ce salaud qui vous souffle toutes vos amours si vous lui laissez trop de place. Il n’avait jamais apporté la preuve qu’on pouvait voir l’Amérique depuis le Portugal, et il vivait avec cette absence de preuve comme un remords. Il n’avait jamais apporté la preuve qu’on pouvait voir l’Amérique depuis le Portugal. Tout simplement parce qu’on ne peut pas.

    Non m’a dit Sally. Non quand on sait tout, c’est frustrant. Il n’y a plus de possible. Alors je n’ai pas raconté cette histoire.

    J’ai voulu raconter l’histoire de Charles « One eyed Charlie» McRory, tête d’irlandais dur comme de la pierre , qui n’avait qu’un oeil, mais qui boxait mieux que Dieu avec les deux. Il voyait tout, cet homme-là depuis qu’il avait perdu la moitié de la vue. Il disait « comme ça, je ne vise que l’essentiel ». Pas moyen de le surprendre, de lui allonger une droite. Il ne frappait pas fort, mais à la longue, il les avait tous, y en a pas un dans sa catégorie qui pouvait le toucher. Il disait, pas besoin d’un bon punch quand tu sais esquiver. Il disait : pas besoin d’esquiver si tu es déjà à la bonne place avant même que l’autre ne fasse partir son coup. One eyed Charlie, soixante-sept kilos, 48 combats, 47 victoires aux points, 1 défaite par KO. Il n’a perdu qu’une seule fois. Même pas contre un boxeur professionnel non. Contre le pianiste du Murphy’s. En plus, ce n’était même pas sur un ring, c’était dans l’arrière-cour, quand One eyed Charlie un peu trop bourré avait voulu régler son compte à « Blindie  Jack » parce qu’il refusait de jouer A rocky road to Dublin. Blindie Jack comme son nom l’indique, était aveugle. Et on raconte qu’après l’avoir étalé dans l’arrière-cour, Blindie Jack a dit à One eyed Charlie : « Tu ne vois que l’essentiel, mais l’essentiel, c’est déjà trop ».

    Non m’a dit Sally. Non, il ne faut pas qu’à la chute de l’histoire, quelqu’un se retrouve au tapis. Il faut chuter comme une feuille. Simplement et avec élégance. Alors je n’ai pas raconté cette histoire.

    J’ai voulu raconter l’histoire d’un écrivain qui fumait plus qu’une entreprise de traitement des déchets, et qui pour se motiver à écrire, se roulait une clope devant sa page blanche, puis se disait, mille mots, dans mille mots tu peux fumer, mais écrit d’abord tes mille mots. Parce que l’écriture n’est pas une question de qualité, mais de quantité, il faut écrire et réécrire un bon millier de fois avant de pouvoir sortir quelque chose de correct. Alors, sa clope roulée à côté de sa feuille blanche, il écrivait ses mille mots, les uns après les autres. De mille mots en mille mots, il a fini par faire un roman, puis deux puis trois. Il a rencontré un éditeur et puis le succès dans la foulée. Il a commencé à faire attention à sa santé, il s’est décidé à arrêter de fumer, mais il a gardé pour lui la dernière cigarette à portée de sa feuille blanche pour se motiver à écrire mille mots. C’était sa petite tradition. Il ne fumait pas, mais il gardait sa cigarette, et le briquet. Pour se rappeler qu’il faut écrire comme une envie de fumer. Bien sûr, il a perdu la cigarette. Et le briquet. Mais ce jour-là, il a ouvert sa page blanche, et il a raconté sa cigarette, et il a raconté son briquet, et il a raconté les mille fois mille mots qu’il avait écrits comme on fume.

    Non m’a dit Sally, il ne faut pas commencer par l’habitude. C’est trop près, ça me fait peur.

    J’ai voulu raconter l’histoire de Mac et Max qui s’aimaient depuis leur tendre enfance, et qui sont restés amoureux toute leur vie sans jamais un moment de doute. Et quand on leur a demandé quel était leur secret, ils ont répondu, « c’est qu’on s’emmerde très lentement. » J’ai voulu raconter l’histoire de Petit Jean et d’une fourmi qui firent la course pour savoir qui toucherait la lune en premier. Et qu’on n’a jamais su qui avait gagné. J’ai voulu raconter l’histoire d’un homme qui se trimballait toujours avec sa conscience sur son épaule droite ce qui lui faisait courber le dos, et lui donner une silhouette abattue. J’ai voulu raconter l’histoire d’un homme qui aurait voulu savoir dessiner un arbre, mais qui ne savait pas s’il fallait commencer par les feuilles, le tronc ou les racines, et selon l’avis de chacun, il recommençait en permanence.

    Mais Sally ne voulait pas. Sally ne voulait pas d’histoire avec trop de mots. Sally ne voulait pas d’histoire qui finirait dans longtemps, elle ne voulait pas d’histoire qui joue avec le temps, qui joue de ces personnages. Sally ne voulait pas d’histoires pleine de silence et de non-dit, d’histoires pleine de souffrance ou de « on dit ».

    Alors ce jour-là, je ne lui ai pas raconté d’histoire. Je lui ai offert une glace au chocolat. Elle l’a goûté et m’a dit : oui, cette histoire-là, elle est bonne ».

    
    
  • 5. Ragtime

    5. Ragtime

     

    Ragtime

    Le ragtime est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde

    Novecento, Alessandro Baricco

    Ça se passe avant. Dans le temps. Dans un de ces moments où, vous savez, la ville n’est encore qu’un village, la nationale qu’un embryon de projet, un de ces moments où l’on peut encore entendre les chiens jouer au foot contre la porte de l’église accompagnés par les jappements joyeux des enfants.

     

    Face à face, sur la place, il y a une église – vide – et un café – plein -.

     

    C’est un drôle de troquet avec une enseigne en bois qui annonce la couleur « Mapple Leaf Café » . On y entre comme dans un moulin, et on pose, sans façon, son cœur et son cul sur de vieilles chaises branlantes. Sur les murs défraîchis, le portrait en noir et blanc d’un acteur depuis longtemps oublié regardait la photo de l’enfant prodige du pays en train de marquer un but pendant la demi-finale d’accession. Sauf qu’ici, ce n’est pas un but, c’est LE but. Et ici, on ne plaisante pas avec la religion. Les petites annonces débordent du tableau consacré, et si l’on est curieux, si l’on prend le temps, on pourra trouver une affaire à saisir pour une Honda 500 avec moins de 10.000 au compteur, ainsi qu’une excellente recette de tarte aux pommes, et un poème d’amour en russe que personne ne parle ici de toute façon. Au fond du bar, il y a un piano édenté, où un homme malingre égraine des notes comme d’autres construisent des cathédrales : patiemment, sans brusquerie, mais avec ferveur. Derrière le comptoir, il y a une moustache qui ne rigole pas du tout, et un regard qui vous happe comme pour vous dire : « Ici, c’est simple, c’est café-calva, demi de brune ou rhum arrangé, pour le reste, trouve ton chemin». Oui, c’est un drôle de troquet.

     

    L’endroit est tenu par deux frères : le cadet qui y travaille et l’aîné qui n’y travaille pas. Celui qui y travaille – appelons-le George pour simplifier – est un homme d’une quarantaine d’années, qui porte fièrement un œillet à sa boutonnière et une casquette de marin, même s’il n’a jamais vu la mer. C’est lui qui a eu l’idée, c’est lui qui a demandé à son frère la moitié de l’héritage pour pouvoir ouvrir son lieu. Sa grande idée, son grand rêve, c’était de faire un cabaret des plus select, où des artistes du monde entier viendraient interpréter leurs morceaux de bravoure devant un public de connaisseur, quoique bienveillant. George avait voulu faire de cet endroit un des lieux les plus huppés de la région, ce qui expliquait, les fastes de la décoration de la scène, tout en dorures et arabesques, gros rideau de velours rouge et chandelle sur les tables.

     

    Celui qui n’y travaillait pas – appelons-le George pour simplifier – n’avait aucune envie d’être là. Ce n’est pas qu’il n’aime pas la musique, au contraire. La musique, c’est un peu ce qui le dévore qui le consume, en permanence, et il ne sait pas quoi faire avec ça. Alors quand vient son tour de ne pas travailler, il prends un torchon, commence à essuyer des verres qui n’ont pas été lavés et écoute le pianiste égrainer ses notes. George était un homme d’une quarantaine d’années qui portait élégamment, un mouchoir à la boutonnière et un canotier, quel que soit le temps, bien qu’il n’ait jamais vu de tableau impressionniste. Pour lui, faire la gueule était la plus élémentaire des courtoisies quand un client passait la porte, d’autant qu’il ne travaillait pas là. Elle était à lui, la moustache qui ne rigolait pas, et c’était lui le regard qui vous happait.

    Au piano, l’homme malingre qui égrène des notes – appelons le Georges pour simplifier- rêve d’un ailleurs. Mais on le paye pour égrainer, alors il égraine. George a une quarantaine d’années, de la route plein les pieds, du cirage noir sur ces chaussures et toute la vie devant lui. Il égraine, et il pense à sa femme, Bettina qui l’attend pendant qu’il égraine. Et il égraine les notes qui lui font penser à Bettina. Et chaque soir, c’est tout un chapelet d’amour qu’il égraine sous l’oreille de la foule bienveillante, mais qui s’en fout un peu à l’heure du troisième rhum arrangé.

    En face du café, il y a l’église de Notre Dame de l’Appogiature. Dans l’église, il y a un prêtre -appelons-le George pour simplifier, qui a sa tête plein les mains, parce que sa tête est trop pleine du grand vide de l’église. Elle est pleine des souvenirs, de comment ça se passait avant. Quand le village n’était qu’un hameau, quand la nationale n’était encore qu’un chemin de terre, quand les chiens ne jouaient pas au foot et se contentaient d’aller téter leur mère. Dans le temps, quand il y avait un organiste pour égrainer des notes dans l’église, et que les fidèles venaient avec joie le dimanche pour écouter son sermon. Le prêtre a la tête trop pleine de tous les sermons qu’il a sur le cœur, la tête trop pleine de tous les mots non-dits.

    Dans la maison à côté de Notre Dame de l’Appogiature, il y a une vieille femme. La mère du père. Elle aussi a les mains pleines, pleines d’innocence. Elle ne sait pas quoi faire de toute cette innocence qui lui colle aux doigts. Elle essaye régulièrement d’en donner aux chiens qui jouent au foot contre la porte de l’église. Les chiens, qui ne sont pas chiens, acceptent pour ne pas lui faire de peine, et finissent par aller l’égarer sous le petit pont de la rivière qui passe dans les contrebas de la ville. Un jour par curiosité, elle a traversé la place, et elle est rentrée dans le Mapple Leaf Café. La moustache qui ne sourit pas l’accueillit en bougonnant, et s’installant au premier rang, elle a écouté l’homme malingre qui égrainait son amour pour Bettina. Elle a écouté cet homme, et toutes les notes lui rappelaient les mots que son fils avait de trop dans sa tête. Depuis tous les soirs, elle vient au premier rang, et quand le concert est fini, elle va trouver l’homme malingre, lui pose sur le piano un bout d’innocence en guise de paiement, et lui demande, invariablement tous les soirs : « Va jouer des histoires à mon fils ».

    Georges, l’homme malingre, aimerait bien faire plaisir à la vieille, mais il ne peut pas retourner à l’église. Il ne peut pas y retourner à l’église, parce qu’il en vient. Dans le temps, il était organiste, tous les dimanches, il faisait venir du monde. Mais il en avait sa claque des cantiques et des chants liturgiques. Lui, il voulait enflammer des cœurs en chantant son amour pour le cul de Bettina. Mais on ne peut pas dire cul, dans une église. Alors quand George, celui qui travaille, était venu le trouver, pour lui proposer de jouer dans son établissement, tous les soirs, nourri et payé, il avait refermé le clavier de l’orgue, s’était retourné vers le crucifix et avait dit : Salut Dieu, ta maison elle sonne bien, mais il faut que j’aille faire bouger des culs, chacun sa croix comme tu dirais. Sans rancune hein. Et il était parti. Il n’a jamais su si Dieu lui avait gardé rancune ou non. Mais il ne préférait pas remettre les pieds dans l’église. Il ne savait pas si Dieu était du genre rigolard, ou du genre de la moustache qui ne rigole pas quand elle travaille derrière le bar.

    S’il jouait tous les soirs au Mapple Leaf café, à faire bouger des culs et tourner des têtes, c’était parce que George était follement amoureux de Bettina. Alors tous les soirs, il faisait jouer le mari pour faire la cour à sa femme.

    Bettina, tous les soirs, acceptait avec amusement les faveurs et ferveurs, affusion et sentiments, démonstration outrancière de passion et petits mots de plus en plus gros. Tous les soirs, elle écoutait George lui faire la cour en bas de son balcon, pendant que son mari George chantait la beauté de son cul pour faire danser celui des autres. Tous les soirs, elle l’écoutait patiemment. Ne disait rien, se contentait de sourire, et puis refermait sa fenêtre et retournait à son éternel crochet en écoutant à la radio une émission où l’on s’interrogeait sur ce que devenait le monde. Bettina se foutait bien de ce que devenait le monde, elle avait les mains pleines de crochets et d’innocence.

    George le mari était au courant, bien sûr, mais ça ne le dérangeait absolument pas vu qu’il avait du travail garanti tous les soirs. Quand arrivait son heure, il mettait son habit de pianiste, se rendait au Mapple Leaf café. Quand George le voyait arriver, il réajustait son œillet à la boutonnière, laissait les clés de la maison à son frère George pour qu’il ne travaille pas, et allait tenter de conquérir le cœur de la belle Bettina.

    À force de ne pas travailler en écoutant l’homme malingre, George s’est consumé dans la musique. Un matin n’y tenant plus, il est rentré dans l’église vide, et a commencé à jouer sur l’orgue paroissial. Dans ses mains il y avait tout l’amour du monde, et plus les notes s’égrenaient, et plus la moustache acceptait de sourire. Un peu comme ça pour voir d’abord, puis plus franchement, jusqu’à ce que lui viennent des idées qui provoquaient le rire, il commençait à chanter le cul de Bettina, qu’il n’avait jamais vu, mais que son frère, chaque fois qu’il rentrait de sa cour, lui décrivait en détail par le menu. Et ça l’amusait George de chanter ça dans la maison de dieu qui sonnait si bien.

    George un jour quand son morceau fut enfin prêt, le joua à son frère, qui reconnu sans l’ombre d’un doute le cul de Bettina. Le soir même, pendant que George était en train de jouer, il fit venir un piano en bas du balcon, et se mit à jouer. Et pour la première fois Bettina le regarda, et descendit. Ils sont sortis, ont marché longtemps, sans rien se dire, puis à un moment ils se sont assis, parce que pour ne rien se dire c’est quand même plus confortable. Ils se sont assis sous le petit pont de la rivière qui coulait en contre bas de la ville. On dit que c’est là qu’ils ont égaré leur innocence.

    Et quand George ce soir là vit la mère du père poser un bout de son innocence sur le piano et lui dire : « Joue des histoires à mon fils », il ressentit comme un élan de regret. Alors il rentra dans l’église, regarda le visage du Christ, et senti tout un tas de mots, un tas de mots qui vint se bloquer dans sa tête. Et il aurait voulu, le dire, le crier au monde entier. Et puis il entendit George en train de jouer, de jouer une musique qu’il ne connaissait pas. Alors il eut envie de poser ses mots par dessus. George ne s’arrêtait pas de parler pendant que George ne s’arrêtait pas de jouer. Ça a fait tellement de bruit que les gens du Mapple Leaf café ont commencé à accourir. Dans le café, il n’y avait plus personne.

    À part George, qui décida devant le lieu vide d’en faire un des lieux les plus huppés de la région. Avec des dorures et des arabesques, et un piano sur la scène.

    Mais ça, ça se passait avant. Dans le temps d’avant.

    Ou bien juste à côté.