Le problème avec Ryan Gosling
- Le problème avec Ryan Gosling, c’est que je n’arrive pas à croire qu’il existe. Pourtant j’ai vu des films avec lui et tout, mais rien à faire, je n’arrive à l’imaginer dans la vie. Je sais pas genre en train de bouger, en train de sourire, en train de manger. Je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que ce mec n’est qu’une image. Tiens, rien que sa voix, je n’y arrive pas. Je veux dire, je sais qu’il parle, je sais que des mots sortent de sa bouche, je sais qu’il dit des répliques, je comprends le sens des phrases, je comprends le rôle dans le film, tout ça mais je n’arrive pas à croire qu’il parle. Je ne lui entends aucune voix, si te veux. Pourtant, je l’ai entendu chanter dans Lalala land, et même pas très bien j’ai trouvé. Je peux même dire que je préférais quand il chantait mal dans Blue Valentine. Je peux avoir un avis sur la voix de Ryan Gosling, je peux choisir, préférer. Mais je n’arrive pas à l’entendre quoi. Quand je pense à Ryan Gosling, c’est un peu vide. C’est étrange non ? Qu’est ce que tu en dis toi ? T’en parlerais au psy à ma place ?
Il avait dit ça nonchalamment, ni par inquiétude, ni par ennui, mais sincèrement, juste comme ça, pour avoir l’avis de l’autre. L’autre qui, l’air de rien, pour pas déranger, commençait gentiment à trépigner, et à penser à autre chose, parce que c’est vrai, il y a autre chose à penser dans la vie qu’à l’existence ou non de Ryan Gosling après tout, il y a les projets à avancer, les rendez-vous à honorer, les pulsions à combler d’une manière ou d’une autre et tout le bordel de la sociabilité, et on sait bien que tout le monde se fout de Ryan Gosling, ce n’est même pas une pensée pertinente mais on veut rester poli, alors on écoute. Et on incline la tête comme par assentiment, mais en réalité, c’est une supplique pour abréger la conversation.
- Tiens, c’est pas pour enfoncer le clou, mais genre, le gars il a toujours, mais toujours la même tête. Et tu sais le pire dans cette histoire ? C’est que je comprends pourquoi ça m’obsède autant. Je n’ai même pas d’avis sur Ryan Gosling, je m’en fous. Qu’est-ce que ça peut bien me faire au fond que Ryan Gosling existe ou non ? Rien, absolument rien. Et pourtant, j’y pense, j’y pense parce que je me dis que ce gars a des collaborateurs, des gens avec qui il travaille, des amis avec qui il boit des coups, enfin des gens quoi. Mais je n’y arrive pas. Y a comme une espèce de blanc. C’est vraiment étrange. Je pense que c’est parce que l’autre jour, on a reçu un texto. C’était l’ancien psy qui voulait que je lui laisse une note et un avis sur Google à propos de mon chemin thérapeutique avec lui, et je me suis demandé : qu’est-ce qu’on peut bien laisser comme avis sur son psy ? Je veux dire, c’est étrange non ? C’est vachement intime ce qu’on raconte à un psy, du coup, impossible de m’imaginer un avis à laisser. Ou si. Mais alors des avis comiques du genre : « Analyse basée sur la méthode win/win. Je soigne ma dépression en comblant ses besoins narcissiques ». Ou encore un grand message blanc avec écrit en bas en tout petit : « A réussi à me redonner confiance en moi ». Je trouvais ça hyper drôle. Puis j’ai évité de le poster parce que j’avais peur qu’il m’appelle pour m’engueuler et pour me rappeler que l’humour était un mécanisme de défense pour tenir les autres à distance. Et en songeant à ça, je me suis dit que décidément je m’empêchais de faire plein de trucs par culpabilité, parce que, s’il faut, il aurait trouvé ça drôle en fait. Je présuppose beaucoup des réactions des gens, tu trouves pas ? D’ailleurs, c’est lui qui m’a ouvert les yeux à propos de ça, alors forcément, je voulais plus me moquer. J’ai pensé à cet avis tout blanc, et c’est là que j’ai dû commencer à me rendre compte que cette absence d’idée, ben c’était exactement ça, le problème avec Ryan Gosling. Enfin, tu comprends ça, j’imagine.
Bien entendu que l’autre comprenait ça. Ça faisait des années qu’il le comprenait bien. Il comprenait ça tellement bien qu’il ne comprenait pas pourquoi il était en train de s’infliger ça. Pourquoi s’encombrer la tête avec Ryan Goslin alors que la vie est vaste après tout. Il est mille chemins inexplorés, mille incertitudes à affronter, mille espoirs et mille doutes à traverser. Plutôt que de rester sur cette histoire d’absence, il faudrait se lever, pour aller affronter tout ça à nouveau, pour se retirer Ryan Gosling de la tête. Haut les cœurs, courage au ventre et sonnons la charge, bordel de merde. Mais non, faut rester là, à l’écouter délirer sur les notions de vide et d’existence d’un acteur dont il n’a vu au fond que deux ou trois films. Alors, tu comprends, la vraiment je peux plus rester, il est temps pour moi d’y aller, c’est comme ça, je dois prendre mon tour quoi, on va pas passer la nuit là-dessus.
- Oui bien sûr, excuse-moi je te mets pas en retard, mais comme ça me trotte, j’ai besoin d’en parler pour m’en débarrassé tu comprends. Je sais bien que tu n’as pas le temps, que pour toi tout ça ça recommence, mais faut prendre du temps aussi parfois pour du futile. Pour les interrogations de nulle part, c’est peut-être là-dedans que parfois né l’imaginaire, tu ne crois pas ? Non bien sûr, tu crois pas à ça toi, trop rationnel, trop dans tes plans, dans tes organisations. Regarde-moi, tout rempli de culpabilité et de mise à distance de l’autre, bien sûr que j’ai commencé comme ça. Mais tu as beau tout organiser bien avec des post-its de couleur et des effaceurs de stabilo, ben tu te retrouves fatalement par t’interroger sur l’existence de Ryan Gosling. Qu’est ce que tu veux que je te dise. Ça te paraît pas incroyable, ce milliard de choses futile qui te traverse la tête. Tu crois pas que y a quelque chose là-dedans. Un truc dont tu pourrais peut-être parler à ton nouveau psy. Tu pourrais lui demander à lui aussi s’il veut un avis, tiens ! En espérant que deux avis positifs ne font pas un avis inconscient. Non tu peux pas comprendre c’est des blagues de mathématicien-psychanalyste. Oui d’accord, moi non plus je sais pas ce que ça veut dire mais je suis pas mathématicien-psychanalyste. Je suis même pas sûr que ça existe vraiment. Pourtant ça ferait un métier du tonnerre. On psychanalyserait les nombres et les chiffres. Le 8 là, qui est probablement un maniaque. Le 4, pervers narcissique. Et le sept… un névrosé de première. Sans parler du zéro. Bref, je sais pas te le dire autrement, mais c’est ça, le problème avec Ryan Gosling.
La plupart du temps, je ne pense pas à Ryan Gosling. Oui, mais parfois mon dimanche soir parle avec mon lundi matin.