– Au fait, je t’ai pas raconté ? Il est arrivé un truc vachement marrant.
Au téléphone, je me suis un peu raidi. Je ne suis pas toujours sûr de goûter l’humour de Charlotte. Pas que ce soit trash ou vulgaire, non, non, rien de ce genre-là. Disons que Charlotte avait le regard aiguisé pour repérer ces petites choses de la vie qui la soulevaient jusque dans le ravissement le plus complet, quand elles avaient tendance à me plonger dans la déprime la plus ordinaire.
– Marie l’autre jour, elle était à Emmaüs, pour racheter un canap. Enfin un truc d’angles il me semble. Enfin tu vois quoi, elle était à Emmaüs. Donc elle fait un tour dans le rayon musique, et là devine quoi ? Elle tombe sur ton CD. Ton CD. Dingue non ?
Et voilà. J’en étais sûr. Putain de petites choses de la vie. Chaque fois, ça le fait. Je colle ma main sur le téléphone le temps de prendre une profonde inspiration et je réponds de façon la plus badine possible.
– Oui marrant
C’est vrai que c’est drôle de penser que ces chansons que j’ai écrites pour certaines y a plus de dix ans, enregistré y a quoi cinq ou six ans, puis vendu à la fin des concerts, pour la plupart à des familles dont on n’était pas vraiment sûr que les enfants comme les parents aient compris le sens des textes, pour finir probablement après un grand ménage de printemps, dans les caisses d’un Emmaüs, permettant ainsi curieusement de soutenir à nouveau des personnes précaires, car à l’époque putain j’étais bien content de gagner mes dix balles en vendant un C.D, d’ailleurs, je crois bien que c’est encore le cas maintenant, et puis une chose en entraînant une autre de commencer à s’imaginer l’incroyable système économique du marché de l’occasion, de cette deuxième vie qu’on donne aux objets, de se rendre compte que c’est beaucoup d’information d’un coup, de se rendre compte que puisque cet objet a une deuxième vie, c’est qu’il est mort une première fois, et on a pas le temps de faire son deuil, que déjà c’est le renouveau, c’est le printemps qui éclot autour quand on a encore le cœur à l’hiver, on se rend compte que c’est étrange, cette langueur où s’emmêlent résilience et enthousiasme, ce lieu qui n’est pas un rapport de force avec autrui ou avec nous-mêmes, qu’on appelle la tendresse, peut être, selon Gérard Phillipe. Alors oui, Charlotte, oui c’est marrant, si tu veux.
– C’est incroyable non ? Ben alors t’en dis quoi ? Tu dis rien là. À quoi tu penses ?
Je pense Charlotte que ce CD que je vendais dix balles à la fin de mes concerts, ce qui était une fortune pour moi, doit maintenant être vendu cinquante centimes. Mais que curieusement, quelqu’un l’a jugé suffisamment bien conservé et intéressant pour pouvoir être vendu cinquante centimes, ce qui est beaucoup ou bien peu, selon qu’on le compare aux standards de rétribution des plateformes de streaming ou à l’amour que je leur porte. C’est vrai, ce n’est rien, mais c’est inestimable, alors tu comprends bien que finalement le prix qui est affiché m’importe peu : cinquante centimes ou un euro qu’est ce que ça peut faire ? D’autant que tu m’engueulais déjà quand je vendais mon C.D à dix ou mon bouquin à douze. C’est aussi comme ça qu’on tue la solidarité de la profession que tu me disais, et t’avais pas tort. Non, moi tout ce que je me demande c’est ce que ces chansons vont devenir.
– Avoue ça fait un peu plaisir quand même.
J’avoue, ça fait plaisir un peu. Y a quelqu’un un jour qui a décidé que ce CD ne lui correspondait plus, mais qui l’a trouvé suffisamment valable pour le donner et non pas le jeter aux recyclages ou en faire miroir aux alouettes, ce qui dans un sens aurait était une fin encore plus convenable, formidable métaphore de l’objet lui-même, quintessence de la forme et du fond , merde, j’ai ma métaphysique qui me reprend, ce n’est rien ça va passer, là c’est passé, tu sais comme dans Cyrano, cet écrivain de l’ombre noire laissant d’autres cueillir le baiser de la gloire. Tiens, tu savais que Walt Whitman, un jour alors qu’il se promenait sur le port, a entendu un marin chantait une chanson dont les paroles étaient un de ces poèmes. Et quand il a demandé au marin qui avait écrit la chanson, le marin a répondu que c’était une vieille chanson populaire. Et Whitman s’est cassé tout heureux d’avoir vu un poème s’échapper. Et je ne peux m’empêcher de penser que ça a quand même plus de gueule que d’avoir son Cd retrouvé au fin fond d’un bac de la discothèque de l’Emmaüs de Labarthe sur Lèze ?
– D’ailleurs, j’espère que tu as fini par déposer tes chansons. Imagine un type tombe dessus, et pof il te repompe tout, et là franc succès. Les boules non ? Un peu comme ce film, là, avec le type qui finit par avouer que ce n’est pas lui c’est l’autre ? Rahg j’arrive jamais en m’en rappeler. Ça ne te dit rien.
Là Charlotte, je suis surtout en train de me plonger sur cette incroyable dichotomie entre l’occase et l’antique qui serait une assez belle métaphore de la lutte des classes. Mais pour répondre à ta question, non j’ai toujours pas déposé mes chansons, les quatre feuillets Sacem sont sur le haut de ma pile de choses à faire, mais rien n’y fait, je n’y arrive pas encore. Et non, le film, ça ne me dit rien, par contre ça me rappelle l’histoire du chanteur de Lynyrd Skynyrd qui un jour en conduisant le van a entendu une musique à la radio et à fait au groupe « C’est bien ça, c’est qui ? « . Et en fait c’était lui, il était juste tellement déchiré pendant la création de l’album qu’il ne s’en rappelait plus. Malgré tout, ça aussi ça a plus de gueule, ce n’est pas un printemps précoce dans ce cas là, c’est plutôt un retour de retour de printemps.
– Tu ne l’as toujours pas fait ? Mais ce n’est pas vrai ça. Ça a du sens quand même, non ? Même en créative commons. T’es pas obligé d’aller à la Sacem, c’est pas moi qui t’y pousse, loin de là.
Oui bien sûr que ça a du sens. Ça a du sens pratique, c’est un système moins mauvais que pas mal d’autres pour assurer la protection des précaires, en l’occurrence là des auteurs, et oui je suis pour, complètement pour, vive que les gens ne soient pas précaire. Vive qu’on reconnaisse leur travail. Seulement voilà, moi, je n’aime pas signer, j’ai le droit aussi non ? Et ce n’est pas de la pudeur, ou de la fausse candeur, de la fausse modestie. Je n’aime pas signer parce que je trouve ça un peu vaniteux, et donc dérisoire. C’est vrai signer, c’est touchant, profondément humain. Dans les signatures, bien sûr j’y vois de la fierté pour la sueur, j’y vois l’orgueil nécessaire à l’amour propre, mais j’y vois aussi de la détresse, comme quelqu’un qui s’accroche désespérément à sa branche, pour donner un sens aux choses, un sens à la vie.
Alors parfois, parfois ça me prend, et j’ai du mal à signer. C’est que parfois, j’oublie que je m’en fous.
Oui, je m’en fous au fond que mes chansons finissent à l’apogée d’un zénith ou sur le trottoir aux alouettes. Si j’écris tous azimuts, c’est bien parce que c’est la seule direction que je peux emprunter.
D’ailleurs, j’en ferais bien une chanson.
Un Illustre Inconnu
Post-scriptum : Vous l’aurez compris, ce Bradbury n’a d’intérêt que parce que je peux me faire éhontément de la pub.
Donc je le rappelle,
j’ai fait un CD, que tu peux écouter sur Deezer ou autres
Un livre que tu peux commander là
Et j’ai fait ce Bradbury pour une émission que tu peux écouter ici.
Alors like, aime partage, ou fais bien ce que tu veux.