À Sandrine, qui inspira malgré elle cette rêverie
Didou n’aime pas la menthe.
Et il n’y a même pas de mots pour ça.
Non aucun.
Pourtant Didou n’aime pas non plus :
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Le pape
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Aller chez le médecin
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Le nombre 666
Ce qui fait d’elle une papophobe, une iatrophobe et une hexakosioihexekontahexaphobe. Didou n’a pas vraiment peur du nombre 666, mais elle aime bien être hexakosioihexekontahexaphobe.
Mais pour la menthe, il n’y pas de mots.
On ne peut être menthophobe ou misomenthia comme on est arachnophobe ou misandre
Ça n’existe pas et Didou trouve ça dommage
Non seulement elle n’aime pas la menthe, mais Didou n’aime pas l’absence de mot pour dire son désamour de la menthe.
Même le mot menthe la dégoûte.
Le mot menthe est menteur, on le sait bien.
Le mot menthe annonce de la fraîcheur et une pointe de douceur, mais en réalité il est envahissant, comme la menthe elle-même qui s’insinue partout, dans le taboulé discrètement, et puis c’est dans le thé, dans le chocolat, et même dans le dentifrice. Le mot menthe ment tout le temps, à chaque moment, et Didou ne sait pas comment le dire.
Didou a pourtant lu des dictionnaires, des tonnes et des tonnes de dictionnaires, de synonymes et d’antonymes, elle a ressorti son Bailly et son Gaffiot pour voir si des fois dans l’étymologie elle ne pourrait pas trouver de quoi néologiser. Mais Didou sait bien qu’on ne néologise pas comme ça, il y a des principes, que personne ne connaît, mais que tout le monde applique. Comment faire prendre un mot, pour un moment, un long moment ? Didou ne sait pas et pourtant Didou est agrégée de lettres modernes après avoir passé une thèse sur l’utilisation du paragraphe chez Flaubert. Trois cent quarante-quatre pages, sans compter les annexes et les remerciements, mais elle ne sait toujours pas vraiment comment on néologise.
Pourtant, elle en voit tout les jours des mots nouveaux, qui apparaissent comme ça l’air de rien. On a l’impression qu’ils se sont inventés tout seuls ces mots-là. Comme s’ils avaient toujours été là, comme si on les avait simplement découverts. Mais Didou sait bien que ça ne fonctionne pas comme ça. Elle voit tous ces nouveaux mots apparaître et elle n’aime pas tellement ce que ces nouveaux mots racontent du monde : Uberisation, selfie, buzz, burn-out, coworking, democrature, infox, jober, starteuper, sans-abrisme, disruptif.
Didou n’aime pas la menthe, le mot menthe et elle n’aime pas trop le monde. D’ailleurs Didou n’aime pas tellement les gens, Didou est un peu misanthrope.
Et Didou n’aime pas qu’on lui parle comme à une gamine de dix ans, parce que Didou en a cinquante-six et elle conduit des gros camions, elle charge et décharge en gros et demi gros, Didou pourrait t’écraser la tête comme ça, pour rien, juste parce que tu lui parles mal. Les biceps de Didou font deux fois ta tête, alors garde-la bien en place, et ne vient pas faire chier Didou quand elle cherche à néologiser, non, mais merde quoi ! Et puis parce qu’on est agrégé en lettres modernes et qu’on a fait une thèse sur le paragraphe chez Flaubert, on ne peut pas conduire des gros camions ? On ne peut pas livrer en gros et demi gros, c’est ça ? Didou s’en fout, Didou te tarte la gueule si elle a envie, elle t’asmate comme rien, alors remballe ta guimbarde du canada et commence pas à lui courir les fraises. Parce que Didou connaît la langue verte, et elle ne s’en laisse pas conter. Tu crois quoi ? Que c’est son premier néologisme ! Abruti va ! Avance donc au lieu de croire des conneries pareilles, t’es aussi bouché que le périf parisien les jours d’allégation présidentielle. Didou a la langue asphalte, et l’asmate si elle le veut, mais elle sait qu’un néologisme, c’est un désir qui n’a pas encore rencontré sa langue. Et Didou s’y connaît en désir.
Elle a pratiqué dans le haut de la cabine de son gros camion. Elle a pratiqué avec des étudiants en lettres, des roadies, des VRPs, des employés des assurances, des employés de la poste, des princes somaliens et même une fanfare comme ça pour essayer un jour qu’elle se faisait trop chier à comprendre comment mettre du désir sur le bout de langue. Et puis quand elle n’a personne à se mettre sous la langue, Didou lit. Des livres achetés dans des gares qui parlent de passion brûlante entre de riches héritières et de beaux ténébreux quelque part sur une plage à Acapulco. Didou ne sait pas vraiment où est Acapulco, mais elle sait que c’est loin et qu’il y a des riches héritières et des beaux ténébreux. Didou ne se cache pas pour lire ce genre de choses. Même si on s’étonne et on chuchote sur cette agrégée de lettres modernes spécialiste ès paragraphe flaubertien, conductrice de gros camions qui livre en gros et demi gros et qui lit des histoires de midinette. Didou travaille son vocabulaire amoureux et elle aime ces mots-là, des mots qui glissent le long de ses cuisses, de son ventre, de son sexe. Ce sont des mots qu’elle lèche, qu’elle mordille, qu’elle embrasse, qu’elle avale, qu’elle caresse, qu’elle pince, tortille chatouille, pétrit, malaxe, branle, pénètre, suce, frôle, effleure, léchouille, mord, respire. Et elle aime ça. Au moins les belles héritières et les beaux ténébreux n’aiment pas la menthe. En général ils sentent la vanille.
Didou n’a rien contre la vanille, mais ça a tendance à la rendre nostalgique, ça lui fait penser à sa grand-mère. La nostalgie et le désir sont un peu incompatibles, alors Didou évite les scènes où il y a de la vanille, sinon elle pense à sa grand-mère qui elle aussi détestait la menthe et ne pas avoir de mots pour le dire. Pourtant la grand-mère de Didou, des mots elle en disait plein, des mots pourtant nouveaux, pourtant anciens, mais toujours nouveaux, des mots comme congés payés, patriarcat, droit de vote, lutte des classes, instruction. Didou devait avoir de l’instruction disait sa grand-mère, et Didou a eu de l’instruction flaubertienne, mais aussi camionesque.
Didou sait bien que camionesque n’existe pas, mais comment se retrouver dans tout ce bazar dans les milliards de mots qui nous manquent quand on veut dire ce qu’on veut dire, alors on tourne autour du pot, on essaye de dire qu’on n’aime pas la menthe parce que c’est ce que la menthe représente, c’est l’envahissement qui ne laisse plus la place aux autres odeurs, aux autres saveurs, c’est la mort de la diversité.
En réalité, on cherche toujours à dire ce qu’il y a derrière le mot, et pour ça aussi il y a un mot, ça s’appelle la connotation. Didou aimerait connoter la menthe pour prévenir le monde entier de l’abyssale saloperie de la menthe qui fait que le périf se bouche à dix-huit heures pile à la fin de sa journée, quand elle voudrait rentrer tranquille chez elle en week-end, réfléchir à de nouveaux mots pour essayer de mieux dire le monde.
Alors au volant de son gros camion, entre un paragraphe flaubertien et une harlequinerie, Didou nage dans un océan de mots qu’elle prend plaisir à observer. Comme une nuée ou un murmure d’oiseau, les mots se déplacent en grappe. Didou aimerait bien tous les connaître, parce que sa grand-mère disait que celui qui a tout le vocabulaire du monde ne peut pas tout à fait être malheureux. Didou n’est pas tout à fait d’accord avec sa grand-mère, Didou est analphabète, oui même agrégée en lettre, elle a l’impression d’être toujours analphabète, d’avoir un langage que personne d’autre ne comprend et surtout de ne jamais le comprendre, jamais.
Alors Didou se noie, Didou boit la tasse, Didou n’en peut plus, elle ne sait même plus par quoi commencer. Mais Didou n’est pas du genre à se laisser abattre.
Alors Didou se relève, fait craquer ses jointures, et elle attend.
Didou ne sait pas ce qu’elle veut faire quand elle sera grande.
Mais elle sait une chose :
Didou n’aime pas la menthe
Et un jour, il y aura un mot pour ça.